
Mama Nissa : Le restaurant qui célèbre la cuisine algérienne à Paris
Conversation avec Hanane Abdelli-Tancrède sur l’héritage culinaire algérien
Mama Nissa, c’est plus qu’un restaurant. C’est un lieu où la mémoire, la transmission et le goût se rencontrent. Dans une élégante adresse dans le 2ème arrondissement de Paris, Hanane Abdelli-Tancrède et sa mère Anissa font vivre un patrimoine culinaire longtemps resté dans l’ombre.
Cette histoire commence avec un vieux livre de cuisine, offert pour un mariage à Alger en 1978.
Quarante ans plus tard, ce même livre devient le catalyseur d’une renaissance : celle d’une carrière, d’une passion, et surtout d’un héritage. Hanane, alors actuaire, y découvre plus que des recettes – elle y trouve sa vocation.
Aujourd’hui, Mama Nissa incarne cette transmission à plusieurs niveaux. D’abord celle d’une mère à sa fille, puis celle d’une culture à travers les générations, et enfin celle d’un patrimoine culinaire qui trouve sa place sur la scène gastronomique parisienne. La rédaction de leurs deux livres, « Goûts d’Algérie » et « Easy Algérie » (qui vient de paraître aux éditions Mango, ndlr) témoigne de cette volonté de partage et de préservation.
Dans cet entretien, Hanane Abdelli-Tancrède nous ouvre les portes de sa cuisine, mais aussi de son parcours. Entre les effluves de cannelle et le bouillonnement des marmites, elle nous raconte comment on passe d’une carrière dans la finance à l’aventure entrepreneuriale, comment la cuisine peut devenir un acte d’engagement, et pourquoi certaines recettes valent bien plus que leur pesant d’épices.

Ferme les yeux, tu es dans la cuisine chez Mama Nissa avec ta mère. Qu’est ce qui est sur le feu, qu’est ce que ça sent et qu’est ce que ça raconte ?
Évidemment une marmite sur le feu. En termes d’épices, je dirais la coriandre ou la cannelle.
Est ce qu’il y a un plat qui représente particulièrement la relation que tu as avec ta maman ?
Il y en a tellement… Mais s’il fallait en choisir un, ce serait la Rechta, ces pâtes fraîches vapeur parfumées à la cannelle, emblématiques d’Alger. Ma mère étant née là-bas, La cannelle, c’est son ingrédient fétiche, ça lui vient de son enfance. La cuisine chez nous, c’est un mélange d’odeurs, de souvenirs et de partage.
Tu cuisines avec ta maman. Forcément il y’a une histoire de transmission, dans Mama Nissa. C’est quoi la plus grande leçon qu’elle t’a apprise en cuisine et en dehors ?
En dehors de la cuisine, elle m’a appris qu’on peut toujours tout recommencer à zéro. C’est son histoire, et c’est devenue la mienne. J’ai créé Mama Nissa il y a 5 ans en partant d’une page blanche, dans un domaine qui n’était pas le mien. Ma mère a dû elle-même recommencer sa vie en arrivant en France dans les années 80. C’est une leçon de résilience précieuse.
En cuisine, elle m’a inculqué l’importance de toujours goûter. Ça paraît simple, mais c’est fondamental. Une même recette peut donner des résultats différents selon le produit, l’épice, l’énergie du jour… Ça nous apprend l’humilité. Même aujourd’hui, elle fait encore goûter à tout le monde quand elle cuisine.
Est-ce qu’il y a des choses que toi, tu as apprises à ta mère ?
Principalement l’aspect business.
Pour ma mère, la cuisine c’est avant tout la générosité. J’ai dû lui apprendre à « doser », à prendre en compte les coûts. Ce n’est pas toujours facile pour elle, mais elle s’adapte. Après, c’est une maman, et elle a du bon sens. En réalité, elle savait déjà presque tout. Elle n’a pas appris grand chose venant de moi (rires)
Comment est ce qu’on passe d’actuaire à propriétaire de restaurant ?
C’est une histoire de hasard et de destin. Après l’ESSEC, j’ai toujours su que je voulais créer mon entreprise, mais je ne savais pas dans quel domaine. Le déclic est venu quand ma mère m’a mise au défi d’apprendre la cuisine algérienne pour mes enfants. « Je ne serai pas toujours là », m’a-t-elle dit, « il faut que ces traditions perdurent. »
Elle m’a donné son livre de cuisine, celui qu’elle avait reçu pour son mariage en 1978 à Alger. En le feuilletant, j’ai eu cette révélation : la cuisine algérienne était méconnue, il y avait quelque chose à faire. C’est là que tout a commencé.
Qu’est ce qui t’a particulièrement challengé dans cette reconversion ?
Le changement d’univers a été brutal. Je me suis formée à l’école Ferrandi. Mais rien ne te prépare vraiment à la réalité du terrain. C’est un métier très physique, tu es debout, tu portes des charges, tu te lèves tôt…
Le management aussi a été un défi. Gérer des cuisiniers, c’est très différent de gérer des actuaires.
Un jour, un cuisinier m’a dit : « Madame, vous êtes trop polie, c’est pour ça qu’on ne vous écoute pas. »
Je venais d’un monde feutré, où tout était lisse et où les gens peuvent se faire les pires saloperies, mais toujours avec le sourire. Je suis tombée dans un univers plus spontané, où on se dit les choses cash. C’est plus brutal, mais plus honnête.
Tu es devenue plus cash du coup ?
(Rires) Ah ça, clairement ! Tu n’as pas le choix. Dans ce métier, si tu restes trop polie, tu te fais bouffer. Parfois les gens prennent la gentillesse pour une faiblesse.
Et puis, être une femme dans la restauration, ça ajoute une couche de difficulté. Je pense que si j’avais été un homme, certaines choses auraient été plus simples.



Est ce que quand tu conçois le projet Mama Nissa, ta mère est tout de suite intégrée dans l’histoire ? Et est ce qu’ elle adhère directement au projet ?
Pas du tout ! Elle approchait de la retraite de son poste de fonctionnaire. Au début, elle était même opposée au projet. « Tu as fait toutes ces années d’études pour finir en cuisine ? » me disait-elle.
Ma mère est féministe dans l’âme. Issue d’une famille traditionnelle algérienne, elle s’est battue pour son émancipation et celle de ses filles. Pour elle, la cuisine représentait l’inverse de l’émancipation, elle y voyait sa mère et sa grand-mère.
Elle était inquiète que je laisse mon statut confortable de cadre sup pour m’engager dans un métier difficile.
Tout a changé quand je lui ai expliqué que je serais chef d’entreprise : « Oui, je serai en cuisine, mais je vais surtout gérer une entreprise, des fournisseurs, des salariés, des comptes… » À partir de là, elle a commencé à voir les choses différemment.
Au début, elle ne me laissait même pas entrer en cuisine ! « Non, ta place n’est pas ici, va faire la compta ! » me disait-elle. Aujourd’hui, elle accepte que je l’aide, mais je sais qu’elle cherche toujours à me protéger.
Il y’a une volonté forte chez Mama Nissa de montrer la culture culinaire algérienne. Mama Nissa est-il engagé ou militant ?
Je dirais engagé. Le terme « militant » a aujourd’hui une connotation trop politique. Oui, il y a du militantisme dans le sens où on fait du soft power, on fait émerger une culture méconnue. Mais je préfère le terme « engagé », car il véhicule une image plus positive.
D’ailleurs c’est paradoxal que cette culture culinaire soit si peu connue ici quand on connaît les liens entre la France et l’Algérie et quand on sait que la diaspora algérienne est l’une des premières à être arrivée ici.
Nos clients, particulièrement ceux de la diaspora algérienne, nous remercient souvent d’avoir créé une telle adresse dans les beaux quartiers parisiens.
Mais Mama Nissa n’est pas dans la revendication, c’est là la différence.
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Quel accueil reçois-tu des clients qui découvrent cette cuisine ?
Ils sont souvent surpris et ravis de découvrir la richesse de ce répertoire culinaire. On les fait voyager. En quelque sorte, on leur offre une nouvelle destination.
On a tendance à mettre dans le même panier toutes les cuisines du Maghreb, en se disant qu’on mange pareil en Tunisie, en Algérie ou au Maroc ….
C’est exactement ça. Il y a même des clients qui me disent “ah mais il y a autre chose que les tajines et les couscous !”
Et tu le sais, en Afrique Subsaharienne c’est la même chose. On se limite au yassa et au mafé alors qu’il y a une richesse culinaire qui est incroyable, et qu’on ne connaît pas, jusqu’à ce qu’on découvre et qu’on goûte.
Est ce que tu te sens concernée par la tendance Halal Gourmet ?
Absolument. Mama Nissa est Halal et Gourmet, mais je ne veux pas que ce soit notre caractéristique première. Notre identité, c’est d’abord la cuisine algérienne. Le Halal va de soi, mais je ne veux pas que les gens s’auto-excluent à cause de ça.
Une fois, un client m’a demandé si la viande était halal, je lui ai dit oui. Derrière lui, une femme a changé d’avis et est partie en disant : « Alors je ne mangerai pas ici finalement parce que si c’est halal, ça veut dire que vous faites souffrir les animaux ». Ça m’a marquée.
Je veux que les gens viennent pour la cuisine, pas pour une étiquette. On est sur une démarche d’ouverture, pas communautaire.

Si tu pouvais écrire une phrase sur la porte de Mama Nissa, ce serait quoi ?
Ici, vous mangerez comme à la maison.
Dans 20 ans, qu’aimerais-tu que l’on retienne de Mama Nissa ?
Que nous avons été les premières à ouvrir la porte à la cuisine algérienne dans le centre de Paris, il y a 5 ans. J’en suis très fière. Un client m’avait dit à l’époque que c’était un acte militant de mettre « Algérie » sur sa devanture. D’autres nous ont rejoint depuis, et c’est très bien ainsi.
La traditionnelle question de fin : qui est ce qu’on devrait interviewer après toi ?
Je dirais les fondateurs de BMK Paris – Bamako. Ils font un super travail, ils ont un modèle qui fonctionne, et en plus ils sont très sympas.