
Faire parler les plats : Ozoz Sokoh et la cuisine nigériane
Certains mijotent, d’autres écrivent. Ozoz Sokoh, elle, fait les deux. Mais surtout, elle enquête et écoute. Elle cherche une histoire. Parce que derrière chaque recette cuisine nigériane traditionnelle, il y a des vérités qu’on a oublié.
Depuis Mississauga, dans la banlieue de Toronto, cette chercheuse culinaire nigériane interroge donc les ingrédients comme on interroge la mémoire. Elle les retourne dans tous les sens, déplie leur histoire, leurs migrations, leurs douleurs parfois. Elle les observe, les cuisine, les écrit. Et elle les relie. À d’autres terres, d’autres langues, d’autres corps. Parce que “la cuisine, dit-elle, est bien plus qu’un acte de consommation. C’est un récit. C’est un legs. Et c’est un droit.”
Son tout premier livre, Chop Chop, en est l’incarnation. Un ouvrage foisonnant, vibrant, qui célèbre la cuisine traditionnelle nigériane dans toute sa densité. Une invitation à la table pour ressentir, comprendre et honorer.
Agege Bread & mémoire culinaire
On pensait tout savoir du pain nigérian Agege. Sa mie dense, son goût sucré, sa forme généreuse, et le fait qu’il vienne d’Agege, une petite ville dans l’Etat de Lagos.
Et pourtant. Ozoz l’a suivi à la trace. Dans ses recherches pour écrire son livre, elle a fouillé, croisé les sources, remonté les couloirs du temps jusqu’à tomber sur un nom : Amos Stanley Wynter Shackleford. Un Jamaïcain. Formé probablement aux techniques boulangères par la communauté chinoise, il aurait introduit la panification au Nigeria à la fin du XIXe siècle. Il a appris aux locaux à créer des boulangeries et structurer la chaîne de distribution. Ses méthodes sont toujours utilisées aujourd’hui.
« Je croyais que ce pain avait toujours existé chez nous. Et un jour, je découvre qu’il a une histoire. Une vraie. Une histoire de migrations, d’apprentissages croisés, d’afro-descendance, d’économie. »
Ce n’est qu’un exemple parmi des dizaines. Parce que pour Ozoz, chaque recette a une généalogie. Chaque goût, un déplacement. Et chaque ingrédient possède un potentiel à révéler.
Une cuisine née de la distance
Ironie du sort : c’est l’éloignement qui a renforcé le lien d’Ozoz avec la cuisine de son pays. Lorsqu’elle rentre de Lagos et retrouve son appartement canadien, c’est le pepper soup qui lui manque en premier. Ce bouillon épicé, enveloppant, rassurant. Alors elle le recrée. Avec des produits glanés chez l’épicier indien ou chinois — il faut dire que ces cultures partagent bien des échos avec les traditions culinaires africaines. Elle adapte, elle ajuste, mais toujours, elle en préserve l’essence.
« La distance m’a appris à ritualiser encore plus ma cuisine. À la comprendre, à la penser. C’est une façon de garder le lien. »
Un lien qu’elle a matérialisé dès 2009 avec son blog Kitchen Butterfly. Puis, en 2013, elle forge un concept devenu manifeste : la New Nigerian Kitchen. Une approche à la fois érudite et joyeuse, pour sonder les racines profondes de la cuisine nigériane tout en en embrassant son évolution.
New Nigerian Kitchen : une relecture moderne de la cuisine nigériane
Ce n’est pas une lubie marketing. C’est une posture politique. La New Nigerian Kitchen n’édulcore rien. Elle observe, analyse et explore. Elle célèbre autant qu’elle questionne.
« On m’a déjà reproché d’aller trop loin avec certains ingrédients. Mais qui a dit qu’un fruit ne pouvait pas se travailler en sauce ? Pourquoi figer un usage comme si c’était une vérité absolue ? »
Elle parle ici d’un biais bien connu des sciences cognitives : la fixité fonctionnelle. Ce réflexe qui nous empêche de voir autrement ce qu’on croit connaître.
Avec Ozoz, le gari devient céréale, farine, biscuit ou pain. Le zobo (qu’on appelle bissap en Afrique de l’Ouest francophone, ndlr) se transforme en sirop, en sauce, en dessert. Le manioc se métamorphose en chips, en pâte à crêpes, en pâte à choux.
Un livre hommage à la cuisine nigériane traditionnelle

Le projet initial devait s’appeler New Nigerian Kitchen, comme une extension de son blog. Mais son agent l’a poussée à revenir aux fondations. À poser les bases.
« Il avait raison. On ne peut pas explorer la nouvelle cuisine nigériane sans d’abord comprendre les fondamentaux de cette cuisine si riche.”
Alors elle a repris. Trié. Catégorisé. Réécrit. Rassemblé. Et ainsi est né Chop Chop, un ouvrage centré sur la cuisine traditionnelle nigériane. Une porte d’entrée pour les néophytes. Un repère pour les initiés.
Le titre, lui, est une évidence. Au Nigeria, chop signifie “manger”. C’est un mot du quotidien. Mais aussi un mot chargé d’affection, de plaisir, de partage. Chop Chop, c’est le gourmand, l’hédoniste, celui pour qui manger est un acte d’amour.
Créer nos propres standards
À ceux qui brandissent la “gastronomie française” comme l’unique étalon de mesure, Ozoz répond par la nuance.
« Le standard français existe parce qu’il a été documenté. Il y a des manuels, des archives, des lexiques. Nous, on a été empêchés d’écrire, de lire. Alors on a transmis autrement. Oralement. Par le geste et la voix. »
Son travail consiste à combler ce vide. À créer une grammaire culinaire nigériane.
À nommer, structurer, transmettre. Elle a même construit une bibliothèque digitale gratuite de plus de 250 livres sur les cuisines africaines, disponibles sur sa plateforme Feast Afrique.
Elle croit qu’il est temps de ne plus se justifier. De ne plus chercher à entrer dans des cases. Mais de créer nos propres référentiels.
La cuisine comme héritage effacé
Avec Ozoz Sokoh, on parle d’escargots, de piments, de fermentation. Mais très vite, la conversation s’élargit. Elle glisse naturellement vers autre chose. La mémoire. L’effacement. La résistance. Parce que pour elle, un plat est rarement neutre. Il dit quelque chose. De qui nous étions, de ce qu’on a traversé, et de ce qu’on nous a arraché.
« On parle toujours de la force physique des esclaves. Mais on oublie leur contribution intellectuelle et methodologique.
Saviez-vous que ce sont les esclaves originaires de la “Côte du riz” – cette région rizicole traditionnelle entre la Guinée, la Guinée-Bissau et l’ouest de la Côte d’Ivoire – qui ont permis la prospérité du riz dans les Amériques ? Le riz n’était pas indigène aux États-Unis. Les propriétaires de plantations ne savaient pas le cultiver. Alors on a fait venir ces esclaves pour exploiter leur savoir-faire. C’est grâce à eux que la côte Est des États-Unis, la Grande-Bretagne et une partie des Caraïbes ont été nourries. Ce sont des savoirs agricoles, culinaires et médicinaux qui ont été exploités »
La cuisine, pour Ozoz, n’est pas un simple art de vivre. C’est un champ de recherche, de politique, d’héritage. Et surtout, un moyen de reprendre possession de ce qui a été effacé.
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Préserver, transmettre, célébrer : pour une cuisine nigériane vivante
Aujourd’hui, Ozoz enseigne les études culinaires et le tourisme à Toronto. Elle transmet à ses étudiants, comme à ses enfants, une manière d’être au monde où la nourriture n’est jamais anodine. Comprendre d’où l’on vient, interroger ce que l’on mange, croiser les récits, démêler les silences. Elle rappelle que cuisiner, c’est aussi raconter. Chez elle, l’assiette est un outil de savoir.
Ce qui la guide, ce n’est pas le besoin d’être validée. C’est l’élan de restituer. D’ouvrir des portes. D’honorer la complexité et la puissance des cultures culinaires africaines, dans toute leur intelligence, leur technicité et leur histoire.
Avec Chop Chop, elle dresse une table et invite le monde à découvrir, à ressentir, et à goûter l’histoire du Nigéria à travers sa cuisine riche, vibrante, puissante.