
Locamak : l’aventure familiale d’Esther Mpemba au cœur de l’entrepreneuriat culinaire afro
Il y a des histoires qui ont le goût du foyer. Celle d’Esther Mpemba en fait partie. Fille d’une restauratrice congolaise, elle a grandi dans un maquis vibrant de vie, de parfums et de plats partagés. Aujourd’hui à la tête de Locamak Traiteur, elle porte avec ses sœurs un projet d’entrepreneuriat culinaire afro ancré dans la transmission, l’exigence et l’amour du détail. Dans cette conversation à cœur ouvert, elle raconte l’héritage, les choix, les défis, et ce que cela signifie d’entreprendre en famille, sans jamais perdre son âme.
J’ai compris que ton parcours est très lié à celui de ta maman, qui avait un restaurant de cuisine congolaise. Ce qui est rare, en général, on trouve des restaurants africains, mais peu sont précisément centrés sur la cuisine d’un pays. Comment tout ça a commencé ?
L’aventure du restaurant a commencé dans les années 2000, à Villeneuve-Saint-Georges. On a littéralement grandi dans ce restaurant. La cuisine était congolaise, mais c’était un lieu ouvert à tous les Africains. À l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux, il n’y avait pas encore autant de restos afro. C’était un lieu de rendez-vous pour la diaspora. Les gens venaient de partout, même de Paris.
Progressivement, le concept a pris de l’ampleur. On a commencé à recruter des femmes camerounaises, ivoiriennes, etc. Le restaurant s’est alors ouvert à d’autres spécialités.
On a grandi dans cette cuisine, dans cette ambiance très « maquis », avant que maman décide de structurer le tout et d’en faire un vrai restaurant. Mais honnêtement, avec mes frères et sœurs, on en avait un peu marre. Il y avait toujours du monde, c’était très roots.
Ce n’est qu’après mon premier voyage sur le continent que j’ai compris ce que maman avait réussi à créer : une atmosphère.
Elle avait recréé l’ambiance du pays. Et les gens ne venaient pas seulement pour manger, mais pour se sentir chez eux, reconnecter, même quelques heures. Et puis bien sûr, les plats étaient délicieux.
Et donc à un moment donné, tu quittes la maison…
Oui, pour les études. Et pour souffler aussi. J’ai eu cette phase où je voulais prendre mes distances avec cet héritage. Mais malgré moi, je me retrouvais toujours embarquée dans des projets où il y avait de l’événementiel ou de la restauration. Même en petit comité : j’étais soit à la cuisine, soit à la déco, soit à la caisse. J’ai toujours eu cette fibre gestion/organisation/cuisine.
J’ai fait des études dans le social et je suis devenue responsable de structure. J’accompagnais des jeunes dans leurs projets de vie, et ça se passait bien. Mais travailler pour la fonction publique, c’était compliqué pour moi. Et à ce moment-là, ma mère a eu un AVC. Elle a quasiment tout perdu. Pourtant, elle avait réussi à monter un vrai petit empire à son échelle. Deux salles de fête, un deuxième resto… Et du jour au lendemain, tout s’est effondré. Comme si on avait construit sur du sable.

Wow… Et donc c’est après l’AVC, qu’avec tes frères et sœurs, vous décidez de reprendre le business du restaurant ?
Exactement. D’autant plus que ça se passait mal avec mon employeur à l’époque. On a décidé de relancer l’activité, mais cette fois en traiteur. Parce qu’on aime l’événementiel. Ma deuxième sœur est passionnée de cuisine, moi c’est l’événementiel, ma troisième sœur aime la logistique. On est très complémentaires.
Pourquoi ne pas avoir gardé le restaurant, alors que ça marchait bien ?
Le rythme était trop intense. Et à ce moment-là, la restauration afro n’était pas aussi en vogue qu’aujourd’hui. Le format traiteur était plus flexible, plus gérable. Mais ça vient aussi avec ses défis. Le traiteur, amène “son resto” partout où il va. La logistique est folle, surtout pour les gros événements type mariage. Mais au moins, on choisit nos dates, contrairement à un resto classique qui doit être ouvert tous les jours.
Et puis il y avait aussi le traumatisme. Ma mère a fait son AVC dans son restaurant. On s’est dit, ce mode de vie, on n’en veut pas.
Et puis, on voulait aussi construire autre chose, à notre image. Un nouveau chapitre de l’entrepreneuriat culinaire afro.
Elle va mieux aujourd’hui ?
Oui, beaucoup mieux, Dieu merci. Elle est moins active qu’avant, mais elle va bien.
C’est le plus important. Et du coup, vous lancez l’activité en 2020 ?
Oui. Enfin, sous le nom Locamak. Parce qu’avant ça, on faisait déjà de la déco, de la location de matériel, et plein d’autres choses autour de la restauration. Mais deux semaines après le lancement officiel… Macron annonce le confinement.
Horrible !
Tu m’étonnes ! J’étais dépitée. Surtout qu’on avait déjà signé pour plusieurs mariages.
Comment vous avez géré ?
C’était nouveau pour tout le monde. J’ai misé sur la transparence. Je restais disponible et à l’écoute. Mais je disais aux clients : “Je ne m’engage sur rien, mais tenez-moi informée. Laissez-moi juste le temps de rebondir.” J’ai eu la chance de tomber sur des clients très compréhensifs. Tout s’est fait avec beaucoup de fluidité.

Vous faites partie des survivants du Covid !
On a eu de la chance, oui. On venait de se lancer, on n’avait pas encore beaucoup de clients, peu de charges, et on ne demandait que 10% d’acompte à l’époque. Donc c’était plus facile de rembourser.
Pour garder le lien, on a lancé les boxs en livraison — et elles existent toujours. Ce qui nous a démarqués, c’est notre engagement : les livraisons étaient à l’heure, les commandes respectées.
Beaucoup de prestataires se sont lancés dans la food pendant le Covid, mais le service n’était pas au niveau. Moi, je tiens à garder cet engagement.
Il n’y a pas de petite commande. Que ce soit une commande à 10 euros ou à 6 000, l’attention est la même.
Un jour, une cliente m’a dit : “Je ne pensais pas que vous accepteriez notre mariage, on a un petit budget.” Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu : “Quand je vois vos posts sur Instagram, je n’imaginais pas que vous preniez tous les budgets.”
La dernière fois, on a fait un dîner privé pour Joé Dwèt Filé. Forcément, les gens se font des idées. Mais pour moi, un client reste un client, peu importe d’où il vient, peu importe son budget.
Et ça crée une vraie fidélité…
Complètement. Il y a des familles pour lesquelles j’ai fait le mariage, puis celui du frère, puis la baby-shower, les anniversaires… Tu finis par faire partie de la famille. Parce que les gens se sentent à l’aise avec toi.
En dehors des mariages, vous proposez quoi ?
Les boxs, pour les particuliers ou les entreprises. On a pas mal d’entreprises qui commandent pour des pots de départ, des team buildings, des masterclass… Surtout en fin d’année.
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Quand je t’entends, on sent que ça se passe bien avec tes frères et sœurs. C’est plus facile d’entreprendre en famille ?
Ce n’est ni plus facile ni plus difficile. C’est juste… différent. Au-delà de mes frères et sœurs, d’autres membres de la famille ont aussi rejoint l’équipe. Le vrai défi, c’est le management. Il y a forcément un lien affectif, et ça change tout.
Mais l’avantage, c’est qu’on partage les mêmes valeurs. On a grandi ensemble, on a eu la même éducation. Je sais que si on a une embrouille, ma sœur ne va pas claquer la porte ou piquer dans la caisse. Ce niveau de confiance, tu ne l’as pas toujours avec un associé externe.
Tu es dans le monde de la restauration depuis très jeune. Mais quand on passe du maquis familial à l’entrepreneuriat culinaire afro structuré, est-ce qu’il y a des choses que tu n’avais pas anticipées malgré tout en lançant Locamak ?
Oui. La différence entre restauration et entrepreneuriat. Et c’est un ami, Tanguy (je le salue au passage), qui m’a dit un jour : “ N’oublie pas Esther, que même si tu as 15 ans de restauration, tu as seulement 2 ans d’entrepreneuriat.”
Et c’est vrai. J’étais dans une logique très “cuisine” au début, je maîtrisais mon sujet. Mais gérer une boîte, c’est un autre game. Et puis ma mère entreprenait à l’ancienne, de façon très informelle. Je n’avais jamais été confrontée à une vraie gestion d’entreprise avant Locamak.
Comment tu gères l’épuisement mental et physique que demande ce métier ?
C’est un apprentissage en continu. Même si je suis rodée, j’ai une autre fatigue aujourd’hui, liée à l’âge. Je ne peux plus faire des nuits de 4 heures, c’est fini ! (Rires)
Aujourd’hui, j’apprends à m’arrêter quand je suis fatiguée. C’est ça mon vrai challenge en ce moment. Il faut apprendre à s’écouter.
Les process m’aident aussi beaucoup. On a mis en place une vraie organisation pour pouvoir enchaîner les événements sans s’effondrer.
Ça commence par se poser les bonnes questions : Qu’est-ce que j’aime faire ? Où est-ce que je suis utile ? Qu’est-ce que je peux déléguer ? Et surtout, accepter qu’on ne peut pas tout faire.
On a aussi adapté notre offre. Certains plats, on ne les propose plus pour les mariages parce qu’ils sont trop gourmands en énergie, pour un rendement trop faible.

Comment as-tu développé ta maîtrise des différentes cuisines africaines?
Déjà, dans le resto de maman, il y avait des cuisinières de différentes origines. Et puis j’ai fait beaucoup de recherches. J’aimerais en faire encore plus, aller sur le terrain, mais toutes les cuisinières ne sont pas prêtes à ouvrir leurs cuisines, et je comprends.
Je vais aussi beaucoup au resto, je goûte, je teste. C’est essentiel pour moi de comprendre la logique culinaire de chaque pays. Parce qu’en mariage, tu ne peux pas te louper.
Une maman camerounaise qui te confie la cuisine du mariage de sa fille, elle attend un certain niveau. Il faut au minimum être à la hauteur de ce qu’elle aurait fait. C’est symbolique.
Quand on est dans l’entrepreneuriat culinaire afro, il faut comprendre cette symbolique, ce que ça représente de nourrir une famille, une communauté, à travers un plat.
Quel conseil donnerais-tu à une jeune fille qui veut se lancer comme toi ?
Trois choses. D’abord, clarifie ta vision. Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi ? Où veux-tu aller ?
Ensuite, va chercher l’expérience. En formation ou en allant bosser dans des restos, pas forcément africains. C’est indispensable.
Et enfin : reste curieuse. Fais de la veille, décrypte les tendances, connecte-toi à des gens qui t’inspirent.
Vision. Expérience. Inspiration.
Comment tu imagines Locamak dans 10 ans ?
J’aimerais qu’on pense à Locamak comme à un savoir-faire fort, enraciné dans l’héritage africain.
Qu’on dise de nous qu’on a marqué l’histoire de l’entrepreneuriat culinaire afro en France, par notre exigence, notre engagement et notre façon de faire les choses.
J’aimerais que Locamak devienne une référence, un label. Et qu’on ait un vrai impact : création d’emplois, formation des jeunes, engagements RSE…
Dernière question traditionnelle : qui devrais-je interviewer après toi ?
Jessica Lukusa, alias @jesscookwithyou. Elle a sorti un livre sur la cuisine congolaise, et franchement, je suis fière. C’est rare. Je ne connais aucun autre livre sur cette cuisine, à part le sien.
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Super article ! Vive Locamak !